- ANTHROPOLOGIE ÉCONOMIQUE
- ANTHROPOLOGIE ÉCONOMIQUEL’anthropologie économique en tant que branche spécialisée des recherches anthropologiques devint possible et nécessaire au début du XXe siècle avec la découverte par Boas et Malinowski du potlatch des Indiens Kwakiutl et du kula ring des Mélanésiens de l’île de Trobiand.Pour comprendre la portée théorique de ces découvertes, il faut revenir au Traité de la richesse des nations d’Adam Smith (1776): «Au contraire des nations sauvages, chez les nations civilisées et en progrès, quoiqu’il y ait un grand nombre de gens tout à fait oisifs et beaucoup d’entre eux qui consomment un produit du travail décuple et souvent centuple de ce que consomme la plus grande partie des travailleurs, la somme du produit du travail de la société est si grande que tout le monde est souvent pourvu avec abondance et que l’ouvrier, même de la classe la plus basse et la plus pauvre, s’il est sobre et laborieux, peut jouir, en choses propres aux besoins et aux aisances de la vie, d’une part bien plus grande que celle qu’aucun sauvage pourrait jamais se procurer.»À lire ce texte on ne peut douter que, pour le fondateur de l’économie politique, l’économie des peuples primitifs ne valait pas de si longues heures d’étude. Pourquoi?1. Une naissance difficileLa vision libérale et la critique marxisteÀ la fin du XVIIIe siècle, les sociétés primitives apparaissent généralement, du moins chez les adversaires de J.-J. Rousseau, comme les vestiges témoins de l’enfance de l’Humanité, d’un stade où l’outillage technique et intellectuel ne permettait «pas encore» aux individus de produire plus que pour leurs besoins. Sans surplus pas d’échanges, sans échanges pas de monnaie. Caractérisée négativement, l’«économie naturelle» se bornait à assurer à l’humanité primitive les moyens matériels de «subsister». Au-delà commençait l’Histoire réelle, qui devait s’achever dans l’Harmonie réglée de l’économie capitaliste fondée sur l’échange universel des biens et du travail et guidée par une «main invisible» vers les emplois les mieux assortis à l’intérêt général de la société. Cette vision cohérente ne répétait donc pas seulement les «vides» d’une information ethnologique disparate et balbutiante. Elle étalait au grand jour le «plein idéologique» des concepts de l’Économie politique, le jugement de valeur que la société bourgeoise portait sur elle-même, se concevant et se vivant comme terme du Progrès de l’Humanité et de la Civilisation.Cependant, dès le milieu du XIXe siècle, les crises économiques périodiques, la misère ouvrière chronique allaient mettre en question cette vision apologétique de la société capitaliste. Marx devait la contester de façon radicale en affirmant que le secret du dynamisme du capitalisme, le profit, n’avait d’autre origine ni d’autre contenu que l’exploitation du travail de la classe ouvrière. Par contraste, les sociétés primitives offraient désormais l’image d’un monde disparu où l’exploitation de l’homme par l’homme n’existait pas encore et justifiaient l’espoir d’un monde meilleur où elle n’existerait plus. Mais, pour Marx, et en ceci il rejoignait les principes théoriques de la vision libérale, ce trait positif des sociétés primitives n’exprimait que le bas niveau de leurs forces productives, leur incapacité à produire plus que pour leur subsistance, à dégager un surplus. Il était donc considéré comme un fait acquis que l’autarcie économique et sociale était le mode d’existence normal des communautés «primitives», ce qui expliquait leur capacité de se reproduire identiques à elles-mêmes au long des millénaires.À peine différentes d’elles, bien qu’intégrées dans des États qui prélevaient un tribut sur leur travail et leur production, les communautés «rurales» qui, au XIXe siècle, dominaient encore la vie des campagnes, de l’Inde à la Russie, témoignaient, selon Maurer, Maine ou Kovalevski, par les diverses formes de propriété commune du sol et l’entraide qui y subsistaient, de la commune origine des peuples indo-européens et de stades à jamais dépassés par les nations les plus avancées de l’Europe occidentale. Les divergences surgissaient seulement lorsque se posait le problème de savoir si ces formes communautaires de propriété et de travail devaient être éliminées pour faire place à une agriculture moderne produisant pour un marché, ou utilisées pour faciliter le passage à une agriculture socialisée.Entre-temps, en 1870, Morgan fondait l’ethnologie en démontrant que le mécanisme interne des sociétés primitives repose sur le fonctionnement complexe de rapports de parenté. En 1877, dans Ancient Society , il construisait un schéma hypothétique et logique du développement de l’histoire et montrait l’apparition tardive de la propriété privée et des sociétés de classes. Cependant, son œuvre, par le caractère rigide de son évolutionnisme et par l’affirmation dogmatique que les sociétés primitives, fondées sur la parenté, ignoraient l’échange, la compétition et l’exploitation de l’homme par l’homme, laissait intacte la vision traditionnelle de l’économie des sociétés primitives.Une vision nouvelle. Boas et MalinowskiAvec Boas et Malinowski, on assiste à la découverte concrète, à l’analyse détaillée de l’existence et de l’importance de la compétition et des échanges au sein des sociétés primitives. En même temps, du fait que kula et potlatch se développent principalement au-delà des activités de subsistance, l’image du primitif écrasé par la Nature et ne se préoccupant que de subsister s’effaçait. L’économie primitive apparut composée, comme tout autre économie, de secteurs distincts, l’un tourné vers les activités de subsistance, l’autre vers les activités de «prestige» liées au contrôle du pouvoir et à l’accès aux statuts les plus valorisés au sein de la société.Les sociétés primitives s’étaient, semblait-il, rapprochées de la nôtre. En fait, sous ce rapprochement apparent, une distance nouvelle se creusait qui les rejetait de nouveau dans l’étrange, voire dans l’irrationnel. En effet, les formes de compétition et d’échange que l’ethnologue découvrait maintenant à chaque pas en Afrique, en Asie, en Océanie se présentaient le plus souvent comme des dons et contre-dons et s’achevaient parfois dans la destruction ostentatoire de richesses dont l’accumulation avait exigé bien des efforts et de la diplomatie. Dès lors, au lieu d’être, comme au XIXe siècle, les victimes malheureuses mais excusables de la pénurie, les sociétés primitives, désormais nanties de richesses, voire de monnaies, devenaient coupables du plus grand péché contre la rationalité économique: le gaspillage et l’accumulation improductive. Et les nombreux échecs des «plans de développement» importés d’Occident venaient confirmer leur impuissance à faire un usage productif de leurs richesses.On ne peut donc être surpris de constater que, un demi-siècle après sa naissance, l’objet et les méthodes de l’anthropologie économique soient encore débattus avec âpreté.2. Définition et champ de l’anthropologie économiquePour définir son objet, l’anthropologie économique doit faire face à deux problèmes. Le premier se pose aussi à l’économie politique et concerne la définition de l’«économique», le second concerne la définition de l’anthropologie.L’économiqueQu’entend-on par «économique»? un domaine d’activités spécifiques ou un aspect spécifique de toute activité humaine? De nombreux anthropologues, tels Herskovitz, Firth, Leclair, Burling, Salisbury reprennent à leur compte la définition de Robbins et von Mises: l’économie politique est la «science qui étudie le comportement humain comme une relation entre des fins et des moyens rares qui ont des usages alternatifs». En fait, cette définition vise la propriété formelle qu’a toute activité finalisée de posséder une logique assurant son efficacité face à une série de contraintes. Cette définition ne saisit pas l’économique comme tel mais le dissout dans un théorie formelle de l’action finalisée où rien ne permet plus de distinguer l’activité économique des activités orientées vers la recherche du plaisir, du pouvoir ou du salut. Pour ce faire, les formalistes sont contraints, en pratique, à réintroduire clandestinement la définition réaliste de Smith, Ricardo ou Marx, pour lesquels sont «économiques» les structures et les formes de la production, de la répartition et de la consommation des biens matériels au sein des divers types de sociétés. Cette définition que K. Polanyi appelle «substantive» assigne donc pour domaine à la science économique (que ce soit l’anthropologie économique ou l’économie politique) l’ensemble des rapports sociaux, quels qu’ils soient, qui règlent dans chaque type de société la production et la répartition des biens matériels. En même temps, dans la mesure où le fonctionnement d’une activité sociale (religion, politique, etc.) entraîne la circulation et l’usage de moyens matériels (construction des temples du Soleil chez les Incas, offrandes aux dieux, etc.), l’économique se présente également comme un aspect interne de l’organisation politique et religieuse d’une société sans que la signification de ces structures sociales se réduise à cet aspect économique.L’anthropologieUne fois précisée la nature des rapports sociaux qu’étudie l’anthropologie économique, il reste à définir les types de sociétés qui appartiennent à son champ d’analyse. Une nouvelle difficulté surgit, celle de l’anthropologie tout entière. On peut définir celle-ci de façon abstraite et «totalitaire» comme la Science de l’Homme, et, dans ce cas, l’anthropologie prétend devenir un jour la synthèse de toutes les sciences sociales et la connaissance scientifique de l’évolution de l’humanité, de l’histoire universelle. Sans repousser cette ambition de synthèse, il semble préférable de définir l’anthropologie de façon restrictive mais proche de sa pratique réelle, comme une science «régionale» qui décrit et explique les structures et la logique du fonctionnement des sociétés sans classes qui subsistent de nos jours ou ont récemment disparu – depuis les bandes de chasseurs-collecteurs du désert du Kalahari (travaux de Lee, Marshall) jusqu’aux tribus d’horticulteurs de Nouvelle-Guinée (Meggitt, Brookfield, Brown) – et des formes primitives de sociétés de classes où l’État, personnifié par un souverain et une aristocratie tribale, contrôle des communautés locales encore largement organisées selon des rapports de parenté (travaux de Gluckmann, Kuper, Maquet sur les États africains traditionnels; de Murra, Caso..., sur l’archéologie et l’ethnohistoire des empires précolombiens). Enfin, dans la mesure où de nombreuses communautés paysannes du Mexique (Forster, Wolf), de l’Inde (Kolenda), du Guatemala (Sol Tax, Nash), de Ceylan (Leach) ou du Pérou (Stein, Métraux, Adams), de Java, tout en étant intégrées à des États de type moderne et de plus en plus profondément engagées dans une économie de marché, continuent à pratiquer des formes non marchandes de compétition et d’échanges, elles constituent le dernier secteur de recherches de l’anthropologie économique, confondu pratiquement avec la sociologie rurale (Wolf).Dans chacun de ces secteurs, la tâche de l’anthropologie économique est double: décrire des structures et leur évolution, et en expliquer la logique. Elle combine donc deux types de démarches qui équivalent à celles de l’histoire économique et de l’économie politique pour la connaissance de nos sociétés. De plus, dans la mesure où les rapports de parenté ou les rapports politico-religieux fonctionnent directement dans les sociétés primitives comme rapports économiques, l’anthropologie économique ne peut se développer qu’en articulant ses analyses sur celles des rapports de parenté, des rapports politiques et en inventant la problématique rigoureuse de cette articulation.Tel est le champ pratiquement exploré par l’anthropologie économique. Par son ampleur, sa diversité et ses difficultés, et malgré la disparition imminente des dernières sociétés primitives, il n’est possible que de dresser des bilans partiels.3. Bilans partiels et problèmes de demainÉconomie et institutions généralesÉconomie et parentéL’économie marchande capitaliste semble largement indépendante dans son fonctionnement interne des autres structures de la vie sociale, et l’économiste aura tendance à traiter la parenté, la religion, etc., comme des variables «exogènes» et à supposer l’existence d’une rationalité économique «autonome». Dans les sociétés primitives sans hiérarchie politique (bandes, tribus segmentaires), les rapports de parenté entre individus et entre groupes organisent le procès même de l’économie. Ils déterminent les droits des individus sur le sol et ses produits, leur obligation à recevoir, donner, coopérer. Ils déterminent également l’autorité de certains sur d’autres en matière politique ou religieuse. Ils constituent, enfin, comme le montre Claude Lévi-Strauss, l’«armature sociologique» de la pensée «sauvage». Donc dans ce type de société les rapports de parenté fonctionnent comme rapports de production, rapports politiques, schème idéologique. En langage marxiste, ils sont à la fois superstructure et infrastructure. Cette plurifonctionnalité de la parenté dans les sociétés primitives explique deux faits sur lesquels l’unanimité s’est faite depuis le XIXe siècle (Morgan, Maine): leur complexité et leur rôle dominant . La correspondance économie-parenté ne se présente donc pas comme un rapport interne sans que les relations économiques entre parents se confondent pour autant avec leurs relations politiques, sexuelles, etc. L’unité des fonctions n’implique pas leur confusion .L’économie se trouve donc «scellée» (K. Polanyi), encastrée dans des «institutions générales» (Evans-Pritchard), rapports de parenté ou, à un niveau plus complexe d’organisation sociale et d’évolution, rapports politiques entre aristocratie tribale et gens du commun, et ces institutions ne sont pas des variables exogènes mais sont l’économie.Les formes du travailÀ partir de ce fait essentiel s’éclairent les formes de travail, d’échange et de compétition qui caractérisent ces sociétés ou du moins les éléments qui semblent communs à toutes, abstraction faite des différences immenses qui séparent les chasseurs-collecteurs australiens, les pêcheurs de saumon de la Colombie britannique, les tribus équestres des grandes plaines d’Amérique du Nord, les agriculteurs pratiquant la culture sur brûlis des forêts d’Amérique du Sud, du Sud-Est asiatique et de Nouvelle-Guinée et, à un niveau plus complexe d’organisation, les pasteurs nomades de la ceinture sèche des continents d’Asie et d’Afrique, les pêcheurs-agriculteurs des royaumes polynésiens, les agriculteurs de l’ancien empire du Pérou pratiquant l’irrigation et la culture en terrasses, etc.L’essentiel des tâches productives est accompli et contrôlé par un groupe de parents (qui ne se confond pas nécessairement avec la famille, restreinte ou étendue). Pour des tâches qui dépassent ses capacités, des groupements plus vastes (clan, village, voire tribu) fournissent leur aide. La chasse d’été, lorsque les bisons «noircissaient les plaines», était pratiquée chez les Indiens des plaines par la tribu tout entière, celle d’hiver par de petits groupes de parents. Le groupe produit la plupart de ce qu’il consomme, ce qui ne signifie pas qu’il ne produise rien pour l’échange et vive en autarcie. Le point essentiel est qu’il produit, directement ou indirectement (échange), ce dont il a besoin et que ses besoins et non la recherche du profit gouvernent sa production.Les outils sont simples et faciles à fabriquer. Le savoir technique est, pour l’essentiel, à la portée de chaque individu dans le cadre de la division sexuelle du travail, s’opposant en cela aux connaissances rituelles et magiques (Malinowski, Firth). La propriété des ressources fondamentales (territoires de chasse, de pêche, terroir) est en général collective. Celle des outils, des vêtements, des maisons, des arbres, du bétail, des fermes connaît des formes multiples mais elle est le plus souvent individuelle. L’ensemble des droits au sein d’une société déterminée et compte tenu de la nature des catégories d’«objets» possédés forme un «système combiné» (Malinowski) de droits collectifs et individuels par lequel le groupe, en limitant et contrôlant les droits des individus sur les ressources rares, garantit à tous l’accès aux moyens d’existence (Salisbury).De façon générale, dans les sociétés primitives, les individus travaillent moins, moins régulièrement et de façon moins monotone que dans les sociétés industrielles. Et surtout le travail n’est aliéné ni par rapport aux moyens de production, ni par rapport aux produits, ni par rapport au travailleur lui-même: «Un homme travaille, produit en tant que personne sociale, en tant que mari et père, frère et membre du lignage, membre d’un clan ou d’un village. Être un «travailleur» n’est pas en soi un statut et le «travail» n’est pas une catégorie véritable de l’économie tribale» (M. Sahlins, Tribesmen ). L’anthropologie économique confirme la célèbre remarque de Marx dans les Fondements de la critique de l’économie politique (1857): «Le travail est, semblet-il, une catégorie toute simple et l’idée du travail en général est vieille comme le monde. Conçu sous l’angle économique, dans toute sa simplicité, le «travail» est cependant une catégorie aussi moderne que les rapports qui engendrent cette abstraction pure et simple.»Les formes d’échangeLe principe essentiel des échanges est la réciprocité sous la forme de dons et de contre-dons (Mauss, Essai sur le don , forme archaïque de l’échange , 1924). La compétition entre individus et groupes consiste fréquemment à mettre l’adversaire dans l’impossibilité de «rendre la pareille», à le transformer en «obligé» ou même à lui faire «perdre la face» en l’anéantissant sous l’ampleur des dons. La compétition au sein des sociétés est d’abord une lutte de «prestige», la revendication d’un «statut» supérieur au sein du groupe. E. Service a cherché à établir des corrélations entre les diverses formes de réciprocité interindividuelle et la «distance sociale», leurs relations de parents proches, lointains ou d’étrangers. Il distingue tout d’abord la réciprocité «généralisée» qui prend place surtout entre parents proches où l’obligation de rendre est diffuse et tolère de longs délais. Celui qui a reçu rend lorsque cela lui est possible, ou lorsque le donateur est dans le besoin. Pour certains (vieillards, veufs, infirmes), l’impossibilité où ils sont de rendre ne fait pas cesser les dons et l’entraide qu’ils reçoivent. Par contraste, la «réciprocité équilibrée» a un caractère «plus économique», moins «personnel». L’aspect matériel de l’échange y compte autant que l’aspect social et les diverses parties s’accordent sur des principes d’«équivalence» des échanges. L’équivalence est avant tout une équivalence de l’utilité sociale, de la valeur d’usage des biens et, secondairement, une équivalence des dépenses de travail socialement nécessaires à leur production ou à leur obtention (Godelier, La Monnaie de sel des Baruya de Nouvelle-Guinée , 1969). C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre les formes primitives de commerce et de «monnaies». Les monnaies primitives (coquillages, plumes, dents de cochon, etc.) ne sont pas des moyens d’échange universel (Einzig). Le plus souvent, elles ne s’échangent pas directement contre du travail, ne servent pas à «acheter» de la terre et s’échangent de façon limitée contre des biens de subsistance. Le cloisonnement rigide, quasi absolu entre secteur de subsistance et secteur de prestige, posé par Cora Dubois au début du siècle, est contesté par les travaux récents (Vayda, Leeds, Smith, Schneider). L’important est de constater que l’inexistence d’une monnaie universelle s’explique par les limites de la production destinée à l’échange, mais aussi par les limites sociales qu’instituent les groupes en contrôlant l’accès des individus aux femmes, à la terre et aux moyens de subsistance (Daldon). Dans certaines sociétés (Rossel Island, Malekula) les groupes maintiennent artificiellement la rareté des biens précieux qu’ils utilisent dans leurs transactions matrimoniales, politiques, etc. Cela explique comment l’introduction de la monnaie et des rapports marchands européens a détruit rapidement sans «violence» les équilibres économiques et sociaux que de nombreuses sociétés s’efforcèrent de préserver. Pour des raisons analogues, Aristote dénonçait dans l’accumulation de l’argent pour lui-même (la chrémastique) le germe de destruction de l’ancienne organisation familiale grecque.Développement de l’inégalitéEn définitive, le grand problème reste celui du développement de l’inégalité dans les sociétés primitives et des conditions et voies d’apparition de formes primitives d’État et de classes sociales. Il est utile de rappeler que, dès ses formes les plus primitives, la société archaïque comporte déjà, sur la base de la division sexuelle du travail, des statuts inégaux pour les hommes et les femmes et pour les générations. Dans les sociétés segmentaires sans statuts héréditaires, un homme, pour s’élever au-dessus des autres et devenir un «leader», doit accumuler un «fonds de pouvoir» (Malinowski), amasser des richesses pour les distribuer avec une générosité calculée. Il crée ainsi, avec l’aide de ses parents puis de tous ses «obligés», une «faction». Il se met alors en mesure de patronner des entreprises qui débordent le cadre étroit de chaque communauté locale et des économies domestiques. Il représente donc à un degré «supérieur» la communauté dont il est membre et s’identifie, plus que tout autre, aux intérêts généraux de la société. Cependant une contradiction interne mine son pouvoir. Pour le maintenir, le leader doit demander plus et retarder sans cesse le moment de rendre aux membres de sa faction. Selon l’excellente formule de M. Sahlins, «inaugurée dans la réciprocité, son autorité à la limite s’achève dans l’exaction. Miné de l’intérieur et contesté de l’extérieur, son pouvoir s’effondre et entraîne la chute du «grand homme» au profit d’un rival». Il est essentiel de constater que l’inégalité sociale, dans une certaine mesure, sert les intérêts de la société tout entière. Cela explique que l’exercice de fonctions sociales soit à la base de toute suprématie économique et politique, individuelle ou collective. Cette perspective éclaire également l’analyse des sociétés à «rangs» (M. Fried) au sein desquelles une minorité jouit, par sa naissance, de statuts et de fonctions privilégiés et héréditaires. Là encore les différences sont immenses, du chef d’Omarakana (Malinowski) à celui de Tikopia (Firth) et aux aristocraties d’Hawaii et de Tahiti (Malo, Handy, Williamson). Ce qui leur est commun est le privilège de posséder les magies les plus puissantes (fertilité, guerre, etc.) et d’être l’intermédiaire nécessaire entre les humains et les forces surnaturelles; c’est aussi leur possibilité d’accumuler, à travers les dons qu’on leur fait, des richesses considérables et l’obligation où ils sont de les redistribuer en grande partie ou de les mettre au service de la société pour l’accomplissement des cérémonies, des guerres, etc. Mais, alors que le chef à Trobriand contrôle en partie le produit et les échanges des membres de sa communauté, il n’a aucun contrôle des facteurs de production. À Tikopia, par contre, le chef contrôle l’usage des ressources et joue un rôle dirigeant dans la production sans être lui-même soustrait aux tâches de production dont il assume la direction. À Hawaii, enfin, l’aristocratie était complètement détachée de la production. Elle contrôlait les principales ressources, prélevait une partie du travail et des produits des communautés locales pour son propre entretien et celui de la «bureaucratie» et des suivants armés, ainsi que pour des travaux d’intérêt public (temples, canaux d’irrigation, etc.). À ce point, nous sommes au seuil des formes primitives d’État et de sociétés de classes et il faudrait se tourner vers les royaumes africains traditionnels (L. Mair, Gluckmann, Balandier, Kuper, Maquet) et les Empires précolombiens (Caso, Karstein, Murra). Un État incarné par un souverain appartenant à des lignages nobles domine une population paysanne territorialement soumise à des prestations en travail et en produits. La propriété éminente du roi sur le sol, certaines formes de propriété étatique et «seigneuriale» se combinent avec les droits collectifs des communautés (Caso). Désormais, les rapports de parenté ont cessé d’être dominants dans l’échelle sociale tout en continuant à tenir une place importante au sein des communautés locales. Une exploitation de classe s’est développée sans exiger, comme le croyait Morgan, le développement de la propriété privée du sol. L’esclavage existe mais ne joue qu’un rôle secondaire dans la production (Mair, Murra). Une profonde transformation structurale est donc intervenue dans ces sociétés: à l’inégalité dans la répartition du produit social (principalement des biens précieux) s’est ajoutée peu à peu une inégalité dans le contrôle des facteurs de production; à la «démocratie» et aux sociétés segmentaires s’est substituée l’hérédité de fonctions et de statuts aristocratiques; enfin à la domination des rapports de parenté sur la société s’est substituée celle des rapports politico-religieux.Anthropologie économique et développement économique et socialPourquoi et comment ces transformations structurales ont-elles eu lieu? C’est une tâche théorique fondamentale de l’anthropologie économique que de contribuer à résoudre ce problème central de l’histoire universelle qui éclaire le destin singulier des sociétés occidentales: pourquoi et comment les rapports de parenté ont-ils cessé d’être dominants dans la société? pourquoi, à partir d’une certaine limite, des rapports sociaux nouveaux se sont-ils construits hors de la parenté et ont-ils, à la longue, commencé à jouer le rôle de celle-ci? C’est la découverte de ces limites et de leur fondement objectif qui permettra un jour à l’anthropologie de réaliser son ambition suprême: être la science de l’homme, la connaissance scientifique de l’histoire universelle.Cependant, à un niveau pratique immédiat, l’anthropologie économique, en mettant en évidence la logique originale des structures et comportements économiques au sein de nombreuses sociétés d’Afrique, d’Asie, d’Amérique et d’Océanie, pourrait contribuer au développement économique et social de ces régions en découvrant les obstacles et en indiquant les stratégies nécessaires pour éliminer ceux-ci au moindre coût social. Enfin, de façon permanente, l’anthropologie économique rappelle à l’économie politique les limites de sa validité théorique et à la culture occidentale l’arrière-fond de ses préjugés idéologiques. Pour conclure en contrepoint d’Adam Smith, nous mentionnerons les résultats de la nouvelle école archéologique (Braidwood, Leeds) et des études quantitatives menées pour la première fois chez les Boschimans (Lee, Marshall) et les aborigènes australiens (Mc Carthy, Mc Arthur): toute l’interprétation du grand bond en avant du Néolithique s’y trouve mise en question. Par un préjugé qui remonte probablement à l’époque de Smith, les chasseurs sont présentés (cf. les anthropologues antiévolutionnistes tel Lowie, ou évolutionnistes tel White) comme une humanité condamnée à un travail incessant pour survivre, sans surplus, sans loisir pour «fabriquer la culture» et faire «progresser» l’humanité. En fait, bien qu’ils soient désormais des «personnes déplacées», refoulées dans des sites marginaux, les chasseurs n’utilisent, semble-t-il, en moyenne que 40 p.100 de leur temps disponible pour satisfaire tous leurs besoins. Les peuples primitifs du monde ne sont pas pauvres, les biens dont ils ont la nécessité ne sont pas rares et leur existence ne se borne pas à subsister. En fait, ce n’est qu’au moment où se sont multipliées les possibilités productives de l’humanité que sont apparues la richesse et la pauvreté et que les richesses ont pu être considérées comme «naturellement» rares. Il n’y a donc pas de destin tragique de l’homme, il n’y a que des drames historiques.
Encyclopédie Universelle. 2012.